De l'emprise à la prise de l'école. Usages de la scolarisation et expérience de la "communauté" chez les Matsigenka (Amazonie péruvienne)
Institution:
Paris, EHESSDisciplines:
Directors:
Abstract EN:
Fruit of a field work among the Matsigenka, an Amerindian population from the south-east of the Peruvian Amazon, this thesis examines the processes by which two colonial devices – schooling and demographic groupings within « administrative communities » – have been subject of an native assimilation. The institutionalization of « native communities » in the early 1970s in the Peruvian Amazon is part of an old political project in the colonial history of the country consisting of circumscribing indigenous populations within fixed and identifiable administrative and territorial units. Consecutively, their « put on school » [mise à l’école] was thought as a way of « bringing them » to adopt moral and cultural standards considered as « modern ». In what, and especially why, is this double colonial project the object of a scrupulous application by the Matsigenka? At first, we make the assumption that it is by appropriating the school and the administrative community that a part of the members of this ethnic group is built today as a « group » and that it tries to interface with the state, its administrations, and even with the rest of the national society. The thesis shows that the Matsigenka grouped into « communities » take over the imposed administrative directory, that they appropriate its lexicon and tools « to the letter » so as to strategically plagiarize public institutions. For the matsigenka leaders, maintaining such closeness to the state is symbolically acquiring its capacity for government, it is defending the political autonomy of their administrative community. The school proves to be unavoidable, insofar as it provides the scriptural and linguistic tools to achieve this symbolic homology with state power. In the eyes of the parents of students, the school of the administrative community is therefore a sign of their political sovereignty vis-à-vis the state and its administration, the Métis settlers, or the extractive companies. In this sense, they argue that the schooling of their children is an opportunity to train « citizens of the community », that is to say, people who will be fundamentally rallied to it. More than a community of citizens integrated into a « modern » – in other words, non-Native American-nation –, it is a matsigenka administrative community that the school institution must contribute to producing. In a second step, the analysis focuses on the construction of intergenerational exchanges. The survey shows that the pursuit of higher education, which usually involves migrations to the cities, prolongs this elective affinity between schooling and the construction of the Amerindian administrative community. We observe that Matsigenka gathered in « communities » orchestrate real educational policies, selecting some of the most talented students to send them to train in Lima or Cusco, in sectors considered useful for the group (law, medicine, teaching). Since students are mandated – and sometimes funded – by their community, various strategies are aimed at supervising student migrations as closely as possible, so as ultimately to guarantee the return of Ameridian students and of the knowledge they have acquired outside the community. It is a collective control of the circulation of knowledge and their carriers, to ensure their use for the benefit of the community. The last part of the thesis explores the daily life of these young matsigenka established in the city, the links they create with students of the same origin and those they maintain with their loved ones in the forest. Far from being reduced to a simple process of acculturation, these study stays are based on strong obligations and a duty of recognition towards the group of belonging.
Abstract FR:
Fruit d’une enquête de terrain auprès des Matsigenka, une population amérindienne du sud-est de l’Amazonie péruvienne, cette thèse interroge les procédés par lesquels deux dispositifs coloniaux – la scolarisation et les regroupements démographiques au sein de « communautés administratives » – ont fait l’objet d’une appropriation autochtone. L’institutionnalisation des « communautés natives », au début des années 1970, en Amazonie péruvienne s’inscrit dans un projet politique ancien dans l’histoire coloniale du pays consistant à circonscrire les populations autochtones au sein d’unités administratives et territoriales fixes et identifiables. Consécutivement, leur « mise à l’école » a été pensée comme une manière de les « amener » à adopter des standards moraux et culturels considérés comme « modernes ». En quoi, et surtout pourquoi, ce double projet colonial est-il l’objet d’une scrupuleuse mise en application par les Matsigenka ? Dans un premier temps, nous faisons l’hypothèse que c’est en s’appropriant l’école et la communauté administrative qu’une partie des membres de cette ethnie se construit aujourd’hui comme « groupe » et qu’elle tente d’assurer l’interface avec l’État, ses administrations, voire avec le reste de la société nationale. La thèse montre en effet que les Matsigenka regroupés en « communautés » reprennent à leur compte le répertoire administratif imposé, qu’ils s’approprient son lexique et ses outils « à la lettre » de manière à plagier stratégiquement les institutions publiques. Pour les leaders matsigenka, entretenir une telle proximité avec l’État, c’est acquérir symboliquement ses capacités de gouvernement, c’est défendre par-là l’autonomie politique de leur communauté administrative. L’école s’avère ici incontournable, dans la mesure où elle dispense les outils scripturaires et linguistiques permettant de réaliser cette homologie symbolique avec la puissance étatique. Aux yeux des parents d’élèves, l’établissement scolaire de la communauté administrative est donc le signe de leur souveraineté politique face à l’État et son administration, les colons métis, ou encore les compagnies extractives. En ce sens, ils soutiennent que la mise à l’école de leurs enfants est l’occasion de former des « citoyens de la communauté », c’est-à-dire des personnes qui lui seront foncièrement ralliées. Davantage qu’une communauté de citoyens intégrés à une nation « moderne » – autrement dit non-amérindienne –, c’est une communauté administrative matsigenka que l’institution scolaire doit contribuer à produire. Dans un second temps, l’analyse porte sur la construction des échanges intergénérationnels. L’enquête montre que la poursuite des études au niveau de l’enseignement supérieur, qui implique généralement des migrations vers les villes, prolonge cette affinité élective entre scolarisation et construction de la communauté administrative amérindienne. On s’aperçoit que les Matsigenka réunis en « communautés » orchestrent de véritables politiques éducatives, sélectionnant quelques étudiants parmi les plus doués pour les envoyer se former à Lima ou à Cusco, dans des secteurs jugés utiles pour le groupe (droit, médecine, enseignement). Dès lors que des étudiants sont mandatés – et parfois financés – par leur communauté d’origine, diverses stratégies visent à encadrer au plus près les migrations estudiantines. Il s’exerce par-là un contrôle collectif de la circulation des savoirs et de leurs porteurs, afin d’assurer de leur utilisation au bénéfice de la communauté. La dernière partie de la thèse explore ainsi le quotidien de ces jeunes matsigenka établis en ville, les liens qu’ils créent avec les étudiants de même origine et ceux qu’ils entretiennent avec leurs proches restés en forêt. Loin de se réduire à un simple processus d’acculturation, ces séjours d’études reposent donc sur de fortes obligations et un devoir de reconnaissance envers le groupe d’appartenance.